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Cuisine innovante

"L'humain est notre premier devoir environnemental", interview de Thierry Marx

Thierry Marx
"La cuisine c'est fragile et cérébral, car cuisiner c'est donner de la mémoire à de l'éphémère."
Roberto Frankenberg
Audrey Etner
Audrey Etner
Mis à jour le 08 décembre 2021

Enfant terrible de la gastronomie française, disruptif, militant, le chef étoilé Thierry Marx est un électron libre. De son parcours atypique démarré dans les quartiers chauds de la banlieue parisienne, il a hérité une force de caractère et une humilité en rupture avec le milieu du luxe dans lequel il évolue.


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Cette interview a été publiée dans le magazine FemininBio #24 août-septembre 2019
Pour retrouver la liste des points de vente, c'est ici

Son grand cœur et sa conscience aiguë des enjeux sociaux et environnementaux qui menacent notre planète font de lui un porte-parole idéal d'une alimentation santé qui a du sens et une cuisine qui créé du lien. Rencontre avec un passionné du genre humain.

La haute gastronomie et vous : vocation, évidence, chance, hasard ?

Comme je ne crois ni au hasard ni à la chance, ce fut surtout pour moi une question d’intuition, de ressenti physique et intellectuel au moment où j’ai commencé à cuisiner. Je me suis aperçu que j’intéressais un certain nombre de mes proches collaborateurs. La cuisine est alors devenue une évidence. J’insiste sur l’intuition, car on oublie souvent de se faire confiance. Pour ma part, elle m’a souvent tiré de l’embarras et m’a fait aller de l’avant dans des situations difficiles.

Quelle grande leçon de vie vous a apporté la cuisine ?

Pour moi, la plus belle des leçons, c’est le lien social. La cuisine a cette capacité inclusive à rapprocher, à faire connaître l’autre, à travailler sur quelque chose qui ne se voit pas dans la vie, qui est le lien de confiance. Lorsque quelqu’un s’assoit autour d’une table pour partager un repas, une confiance mutuelle s’installe. Et si notre pays est riche d’autant de diversité, c’est au départ grâce au phénomène de street food, ces épiceries étrangères qui ont intégré la culture française.

D’où vous vient votre passion pour les arts martiaux ?

J’ai grandi dans les quartiers difficiles, et ma mère tenait beaucoup à ce que l’on se bagarre un peu moins dans la rue au profit d’un sport où c’était autorisé. Coup de chance, la ville de Champigny-sur-Marne proposait deux sports gratuits : la boxe anglaise et le judo. J’ai pratiqué les deux, et le judo m’a apporté de grandes réalisations : découvrir que la vie est un sport de combat où il faut jouer des coudes pour exister, et comprendre que l’on peut apprendre autrement – par la règle des "3 M" (Mimétisme, Mémoire, Maîtrise), c’est-à-dire essayer de s’accaparer un geste en le copiant, le posséder pour ensuite innover dans la pratique. Les arts martiaux m’ont éloigné de la délinquance en m’apprenant à créer suffisamment de présence pour ne pas que l’on m’empêche de vivre comme je l’entends.

Parlez-nous de la libellule, cet insecte gracieux qui incarne votre méthode corps-esprit.

Je voyais depuis toujours la libellule, appelée tonbo, en japonais, sur les tsuba (protections) des sabres de kendo. Le travail remarquable du biologiste Gilles Bœuf m’a montré qu’elle sait tout faire : voir à 360 degrés, voler en piqué comme un avion de chasse, anticiper le trajet de sa proie… Dès qu’elle rencontre une difficulté, elle trouve un axe cognitif mais ne recule jamais. Un modèle de vie assez exemplaire lorsqu’on souhaite construire et s’épanouir socialement ! Nous, humains, la rendons pourtant fragile car elle a besoin d’eau. Un stress hydrique, à horizon 2050 selon les dernières études, qui va concerner 10 milliards d’individus. C’est l’un de nos grands combats à mener aujourd’hui et un vrai sujet pour tout le vivant.

C’est notre numéro spécial "partage", dans lequel l’alimentation et la cuisine occupent une place de choix. Qu’avez-vous à cœur de partager aujourd’hui, à la lumière de votre expérience ?

Qu’il n’y aura désormais aucune gastronomie possible sans considération environnementale. Notre impact sur la planète commence par nos choix alimentaires. La jeune génération l’a déjà bien compris et la transmission n’est plus dans la posture du cuisinier le plus innovant, le plus connu, le plus étoilé. Tout cela n’a plus aucune importance. Désormais nous devons nous demander comment réduire notre impact environnemental et améliorer notre impact social. Est-ce qu’on continue à parler de déchets ou parle-t-on de co-produits ? Est-ce qu’on devient acheteur militant chez un agriculteur ? Le bio n’est plus suffisant, il faut être à 200 % bio. Un bon produit c’est celui dont on peut mesurer l’impact, et les jeunes vont nous aider à accélérer ces prises de conscience.

Justement, parmi vos dernières parutions, un livre de recettes pour enfants. Quel message souhaitez-vous leur faire passer ?

Faites de la cuisine autant que vous voulez, soyez généreux, car c'est aujourd’hui le meilleur moyen pour vous nourrir. Apprenez à transformer les produits, à les acheter en sachant exactement d’où ils viennent. Faites-vous confiance sur la cuisine plaisir et bien-être, et comprenez qu’elle nous maintient en bonne santé.

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Les enfants sont réceptifs et ont envie de partager avec leurs parents. Rien de tel que la préparation d’un déjeuner en famille pourfaire passer des valeurs. Allez au marché en expliquant pourquoi. Faites comprendre que le prix ne fait pas la valeur d’un produit. Le low cost a abîmé 80 % de notre agriculture et de notre gastronomie, l’ensemble de notre artisanat voire de notre industrie. Il faut cesser avec cette théorie du low cost, réapprendre à acheter et à pratiquer cet acte citoyen qu’est la cuisine.

Pour vous, bien manger n’est pas plus cher ?

C’est surtout moins cher ! Le low cost c’est un "coût bas", mais aussi un "coup bas" grâce auquel très peu de gens se sont enrichis et énormément d’autres se sont appauvris. Prenez une baguette de pain à 80 centimes. Vous ne pouvez pas tracer les farines de mauvaise qualité, vous devez augmenter la dose de levure et vous vous croyez intolérant au gluten alors que c’est juste la qualité de ce pain qui est à remettre en cause. Si la baguette coûte 1,20 euro mais qu’elle est faite par un artisan, vous pouvez mesurer l’impact sociétal car vous savez comment a été achetée la farine, vous avez protégé une filière de l’artisanat, et vous achetez un pain plaisir, bien-être et santé.

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La baguette low cost, vous la paierez trois fois : à la caisse, chez le médecin, car elle finira par vous rendre malade, et avec vos impôts, pour nettoyer les intrants chimiques qu’il y a sur cette terre. J’ai toujours en tête cette phrase de Coluche : "Et dire qu’il suffirait qu’on n’achète plus pour que ça ne se vende pas !" Lorsque l’industrie comprend qu’elle n’a plus de clients, elle est obligée de se réinventer et de nous débarrasser de son low cost qui n’est pas une solution, même pour ceux qui n’ont pas les moyens. Car pour euxc’est la triple peine : manger mal, être malade puis perdre son emploi.

Vous avez l’impression, actuellement, que l’industrie se réinvente et prend une voie vertueuse ?

L’industrie n’a d’autre choix que d’observer le marché. Si on la boycotte, elle produit autre chose. À nous de dire : "Voilà l’alimentation que l’on veut". Sinon on a l’alimentation qu’on mérite. C’est aussi à nous, acteurs de l’artisanat des métiers de bouche de faire passer le message et d’arrêter avec la posture du bio, qui n’a aucun sens s’il vient d’ailleurs. Réinventons des économies plus courtes, symbiotiques – et je recommande le livre d’Isabelle Delannoy à ce sujet – pour recréer une dynamique économique grâce à une agriculture raisonnée et de proximité. Le bio comme posture intellectuelle réservée à une certaine frange de la population, c’est ridicule !

Attention, car le vegan d’aujourd’hui pourrait être l’obèse de demain. L’industrie est en embuscade et a compris que "vegan" est un argument de vente, et donc une nouvelle niche financière. Mais regardez les étiquettes d’un produit industriel vegan, c’est à pleurer ! Manger moins de viande c’est très bien, je suis moi-même végétarien, mais il y a plutôt à dénoncer ceux qui font des milliards de tonnes de nuggets avec des poulets qui ont à peine vu le jour ! C’est un scandale parmi tant d’autres qu’il faut raisonner si l’on veut reprendre le sens de la consommation et arrêter de se consumer dans l’hyperconsommation.

Pour vous, qu’est-ce que la cuisine innovante aujourd’hui ?

C’est un domaine qui n’a connu que peu d’innovations depuis le XIXe siècle et change juste de posture en fonction de la société. Pour créer en cuisine il faut être en rupture. Avec mes collaborateurs, on a fondé un laboratoire de recherche et de développement à Orsay, devenu Chaire universitaire, où l’on a accepté ces situations de ruptures pour innover. Pour moi la créativité passe nécessairement par l’apprentissage des bases que l’on accepte ensuite de remettre en question.

La cuisine, c’est fragile et cérébral, car cuisiner c’est donner de la mémoire à de l’éphémère. Certains jours vous trouverez génial un poulet-frites accompagné d’une pinte de bière entouré d’amis, une autre fois de goûter le divin d’une cuisine d’auteur, et le jour suivant de savourer une tartine de pain au beurre demi-sel de votre boulanger.

Le luxe et la responsabilité sociale peuvent-elles cohabiter selon vous ?

Totalement, car le luxe met le beau en lumière. Ce n’est pas une insulte à la misère mais à la médiocrité, et je trouve fabuleux que des gens de différentes extractions sociales puissent y avoir accès. Pour moi le luxe n’est jamais ostentatoire, et que l’on y entre parce qu’on a réussi socialement ou parce qu’on est un artisan compétent, on vivra quelque chose d’important. Dans nos écoles, on aide des personnes à y accéder parce que le luxe fait vibrer, donne de l’émotion, et donc de l’attractivité à son emploi. Lorsqu’on s’émancipe grâce à son savoir-faire métier, alors on peut en changer à loisir. Le luxe offre cette liberté.

Tout au long de votre parcours, vous démontrez un engagement franc pour l’Humain. Qu’est-ce qui vous guide ?

L’humain est notre premier devoir environnemental. Le danger qui nous guette, c’est une société où tout le monde se sent exclu, frustré, où personne ne comprend plus le système. Sans projet personnel, vous suivez le premier gourou qui passe. Si l’humain ne comprend pas ce qu’il a à faire sur cette planète, s’il ne donne pas de sens à sa vie, il se trouve asservi. C’est l’écrivain Roger Nimier qui disait : "Un homme qui n’a pas de projets est un ennemi du genre humain." Mais c’est surtout un ennemi pour lui-même, car il va être assigné par quelqu’un à un projet qui ne sera pas le sien. La force de la formation professionnelle et du choix métier est exceptionnelle, car elle permet à chacun de se réaliser. Si la planète vous asservit, vous contraint, pourquoi la défendre ? Faisons en sorte que les humains de cette planète soient heureux d’y être pour qu’ils lui portent enfin un regard bienveillant.

Thierry Marx est l'auteure de "Quand ça va, quand ça va pas : leur alimentation expliquée aux enfants (et aux parents)", paru aux éditions Glénat Jeunesse. lllustrations de Laure Monloubou. Dès 5 ans.

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